Sous les tropiques
Cairns est une ville très agréable, mais, comme la plupart des grandes villes, on n’a officiellement pas le droit de dormir dans son véhicule. Ni dans la ville de Cairns ni dans les villages et les plages alentours. Il n’y a pas d’option petit budget non plus, avec des campings à partir de 40$ la nuit. Comme on a besoin de rester quelques jours ici pour la vente du van, on dort un peu à la sauvette dans des petites rues calmes. On fait gaffe, on ne laisse pas de traces, on est propre, discret, respectueux et on trouve ça normal. Mais même si on n’emmerde personne, on a le sentiment inconfortable d’être des parasites.
Il faut dire aussi que Cairns est assaillie par le stéréotype du voyageur en van. Généralement français ou allemand, il préfère rester groupé avec ses semblables. Il passe ses soirées entassé sur le parking d’une plage, la musique à fond pour l’ambiance boîte de nuit. Tête de Bob Marley ou citations douteuses taguées sur la carrosserie, grigris vert jaune rouge pendus au rétro intérieur, habitacle enfumé, il se fait facilement remarquer et laisse rarement l’endroit tel qu’il l’a trouvé.
Nous, ça nous rend fous, et pourtant, on adore Bob Marley. On a eu envie de crever des roues parfois… mais bien souvent, on s’est juste éloigné.
On poste notre petite annonce, on scotche une affichette sur le pare-brise arrière, et on en profite pour visiter les environs.
Kuranda est un petit village perché au nord ouest de Cairns. On flâne dans les allées colorées du marché artisanal, pendant que les exposants se réveillent doucement. Des bijoux à paillettes en plastique et des fringues made in Bengladesh côtoient de jolis produits d’artisans locaux dans une ambiance rasta-hippie plutôt décontractée, décor forêt tropicale.
On y rencontre Jimmy, un musicien français passionné qui vit ici depuis une vingtaine d’années. Au départ, on se méfie un peu du bagout ce biker à la voix de bluesman qui débite plus de 200 mots à la seconde. Après quelques heures passées dans les 8 m² de sa boutique, on arrive un peu mieux à le cerner. On commence à comprendre qu’il défend corps et âme le didgeridoo comme instrument traditionnel et œuvre d’art authentique ainsi que les tribus aborigènes qui les fabriquent. On en apprend un peu plus sur le commerce du didgeridoo en Australie et dans le reste du monde, et les abus qui en découlent.
On passe du temps à souffler dedans en écoutant ses conseils. On reviendra quelques jours plus tard pour que Ben choisisse son nouveau beau jouet : un didgeridoo fabriqué et peint à la main par Dennis Anning, le chef de la tribu Udinji du nord du Queensland. Il sonne bien, il est beau et suffisamment grand pour ne pas rentrer dans le sac à dos.
On reçoit un message d’une nana intéressée par notre van. Outch ! Ça fait tout bizarre de réaliser, d’un coup sec, qu’on pourrait bien se séparer de notre nid douillet plus vite qu’on ne l’aurait pensé. Bon, faut avouer aussi qu’il est plutôt canon. Finalement le prix ne lui convient pas, mais l’électrochoc a permis de nous rendre compte qu’il était temps d’organiser un peu la suite.
On va chercher un peu de tranquillité sur les plages du nord de Cairns. Une petite sieste au bord de l’eau nous remet les idées en place. On fait sécher une lessive entre deux cocotiers. C’est un bon début.
Le peu de choses qu’on a accumulées au long du voyage ne rentre pas dans nos sacs déjà trop pleins le jour de notre départ de France. Il va falloir faire du tri avant de se retrouver sans domicile-ni-véhicule-fixe. On déballe tout sur la table de pic-nic : qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on donne, qu’est-ce qu’on jette, qu’est-ce qu’on renvoie ?
La tâche se complique quand le vieux s’arrête à notre niveau. « Is it a garage sell ? » (il croit qu’on fait un vide grenier). C’est un vieux baroudeur dont les cheveux s’agglomèrent en mono-dread dans le dos. Il vit seul dans sa voiture depuis plus de 10 ans, arpentant les routes d’Australie à la recherche d’une oreille vierge pour écouter ses récits. Au départ, c’est amusant… mais quand il commence à partir dans des délires de dragons géants qui dévorent des gens mais que personne ne veut le croire parce qu’on le prend pour un vieux fou même s’il l’a vu de ses propres yeux ici, dans le nord de l’Australie, et qu’il n’était même pas drogué… bon, là, ok, c’est encore marrant.
Ça devient un peu plus lourd le lendemain, quand on le recroise à peu près au même endroit et qu’il nous tient la jambe encore de longues heures. On a reçu un message d’un couple vraiment intéressé pour acheter le van. On a rendez-vous avec eux dans l’après-midi alors il faudrait vraiment qu’on s’active. On finit de ranger nos affaires, on passe un coup de balayette et on remplace l’ampoule du phare en écoutant le vieux d’une oreille distraite.
Il nous met un tas de photos sous les yeux et commence à nous raconter chaque épisode de sa vie, puis il embraye sur ce qu’il faut absolument visiter dans le coin, en nous sortant des prospectus et des horaires de bus. Il a même fait un montage avec de la colle et des photocopies pour expliquer aux gens l’échelle d’un humain par rapport au dragon dont il nous parlait la veille. Il finit par nous proposer d’embarquer dans sa voiture avec lui une fois qu’on aura vendu le van. Mais Ben a du mal à supporter l’odeur qui s’en dégage (du vieux et de sa voiture). Il est très gentil, mais un peu lourd, alors on décline poliment. On arrive finalement à s’éclipser alors qu’il commence à partir dans des délires paranoïaques, et on file rencontrer Sarah et Alex sur le parking d’un supermarché.
On prend le temps de tout bien leur expliquer, le van leur plaît. Ils sont sympas, on baisse un peu notre prix et on convient d’un accord : ils n’en ont pas besoin tout de suite parce qu’ils travaillent chez un ami. On se donne alors rendez-vous ici dans 10 jours pour conclure la vente.
Et nous, ça nous laisse 10 jours pour une une dernière virée à bord du Yellow Van !